j’ai tiré dans la foule, j’ai tiré dans ma tête mais dans ma tête était une foule, c’est ma tête le centre commercial avec ma bouche au niveau zéro pour entrer et sortir
La petite et la grande distribution se présente comme un monologue pour deux voix. Une partie du texte est proférée en direct par Céline Pérot, tandis qu’une bande-son diffuse le montage d’ambiances extérieures (rue, centre commercial) et de voix-off qu’elle a enregistrées lors d’une phase de travail préparatoire. Ce frottement sonore cherche à produire une voix extérieure à l’intérieur.
Tu ne fais que reculer, reculer pour mieux sauter, ça m’est venu sur un escalator du centre commercial, la voix qui disait que je ne faisais que reculer, c’était la mienne, en tout cas, c’était dans ma tête dans le centre commercial
La petite et la grande distribution voit se dérouler, en un monologue intérieur, le parcours d’une jeune femme d’aujourd’hui dans le labyrinthe des boutiques. Les personnages, les mots, les époques et les lieux se distribuent, se télescopent et se redistribuent sur le chemin parcouru. L’enjeu de ce texte est énoncé dans le titre, il consiste dans un rapprochement entre deux sens du mot « distribution » : celle des voix d’un texte au théâtre et la « grande distribution » des produits aux masses d’acheteurs potentiels. Il s’agit moins d’une énième critique de la société de consommation que d’ une plongée vers une racine physique et cérébrale du lâcher-prise.
passer devant Décathlon (À fond la forme !), toujours sur la droite, tourner à gauche quand est aperçu Darty (Le contrat de confiance !) puis tout droit jusqu’à H&M, tourner à droite et au bout de ce couloir, tourner à gauche mais en regardant toujours à droite, arriver à Kiabi (La mode à petits prix !), puis tourner à droite et dans le dos Auchan, la vie la vraie, un ilot de perte dans un océan de profits
Dans le pire des cas, ce dessaisissement sert à l’inscription des logos et slogans commerciaux dans la partie disponible de nos cerveaux mais le même dessaisissement indique aussi ce qu’il y a de plus salutaire, à savoir : la possibilité du jeu.
La protagoniste compose avec une brume, cette nuit blanche dans sa tête. Elle s’égare dans la spirale du centre commercial. Comment a lieu la distribution pour elle ? La ronde des grandes marques et des enseignes qui se répète inlassablement ne lui offre aucune possibilité satisfaisante d’individuation. C’est pour sortir de cette répétition à l’infini qu’elle cherche « une arme pour se faire sauter la cervelle ». En allant au bout des répétitions, elle finit par comprendre qu’il existe une autre façon de « sauter ».
Ce monologue explore le dédoublement de l’un en plusieurs, cette mise en variation de l’un. Quelle issue au centre commercial généralisé ? La critique de la société marchande, pas plus que le suicide, ne nous offrant des solutions satisfaisantes, que peut le théâtre ? C’est aussi interroger la nécessité du jeu pour nous.
Ismaël Jude, auteur, metteur en scène, publie sa thèse de Doctorat sous le titre : Gilles Deleuze, théâtre et philosophie, La méthode de dramatisation, (éd.Sils Maria, 2013). Son premier roman Dancing with myself sort en septembre 2014 chez Verticales. Avec Denis Baronnet et Nicolas Kerszenbaum, il est co-auteur de SODA (Théâtre Gérard Philippe, 2012, Théâtre de l’Aquarium, 2013). Il met en scène ses propres pièces de théâtre ( Maraîchers, 2010, éd. Nord Avril). Sa pièce Figures de l’envol amoureux est créée en Bulgarie (Théâtre-Sfumato, Sofia, 2005, mise en scène Vladimir Petkov), une autre version dans le festival « off » d’Avignon (2009, mise en scène Antoine Bourseiller). Il est le dramaturge de La Nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès (Comédie de Caen – CDN de Normandie, 2003, mise en scène Vladimir Petkov).
Céline Pérot, actrice, artiste associée du collectif La Générale, elle a joué avec des metteurs en scène comme Nicolas Kerszenbaum ( SODA, TGP, Faïencerie de Creil, Théâtre de l'Aquarium) Maïa Sandoz ( Maquette suicide, Théâtre des Amandiers), Adrien Béal ( Une nuit arabe de Roland Schimmelpfennig, Théâtre de Vanves), Sophie Hutin et Sylvaine Guyot ( Andromaque de Racine, Studio Théâtre de Montreuil), Anaïs Pélaquier ( Essai de rêves avec chiens, La Générale), Francisco Moura ( Angelus Novus, Théâtre de la Cité Universitaire), Frédéric Fachéna ( Roméo et Juliette de Shakespeare, Théâtre des Amandiers), Laurent Sauvage ( Les Merveilles de Claudine Galéa, Théâtre des Amandiers) ou Le collectif 21.29.7 ( Au plus près de la mer, Théâtre du Rond Point). Actuellement elle prépare la prochaine création de la compagnie Walter et Joséphine, Téléphone d’Ariana Reines mise en scène par Hillary Keegin.
Margaux Amoros, assistante chorégraphique. Margaux Amoros, danseuse et chorégraphe, fonde en 2011 la compagnie Abscisse et Ordonnée avec Cécile Brousse. Leurs créations chorégraphiques reçoivent le soutient des Plateaux Solidaires ARCADI, Mains d'Oeuvres, la Générale, le Point Éphémère, la Ménagerie de Verre et Micadanses. Elle développe un travail autour de la Composition Instantanée avec la compagnie suisse L'Ame de Fonds qui réunit des musiciens, des danseurs et des scénographes. Elle collabore depuis 2010 avec le groupe de recherche et de performance Le Corps Collectif (direction des recherches Nadia Vadori Gauthier) programmé en France (Palais de Tokyo, Carreau du Temple, Point Éphémère, théâtre de Verre, La Générale, Confluence, Beaux Arts de Cergy, Friche Belle de Mai...) en Belgique (Halles de Schaerbeek) en Suisse (festival Body and Freedom). Elle enseigne la danse avec une approche somatique du mouvement (Body Mind Centering) et se forme à la pratique du Shiatsu. Elle sera prochainement en résidence de création au centre d'art contemporain la Passerelle à Brest.
Outre le détournement des Acteurs de bonne foi de Marivaux, dans une scène sadienne, et le clin d’œil dans le titre à La grande et la petite manœuvre de Maïakovski, La petite et la grande distribution renvoie également à Différence et répétition de Gilles Deleuze à travers une mise en jeu théâtrale des notions de distribution, répétition et fêlure.
La fêlure vient de ce que nous ne sommes jamais intérieurs à nous-mêmes mais intérieurs au temps, traversés par une ligne temporelle qui nous rend étrangers à nous-mêmes. Le dédoublement des deux voix, extérieure et intérieure, peut s’envisager comme une traduction scénique de la fêlure, ce devenir logé au cœur de la subjectivité.
Construit sous la forme d’une variation continue, le texte lui-même repose sur des répétitions. Le personnage féminin cherche à sortir des idées qui reviennent en boucle dans son cerveau. La série des logos de grandes marques défile à mesure qu’elle tourne en rond dans les galeries du centre commercial. Elle ne fait que « reculer pour mieux sauter », répétant de façon stérile ce qui la reconduit toujours aux mêmes cercles vicieux.
Deleuze distingue une bonne d’une mauvaise façon de répéter. La mauvaise répétition consiste à radoter, tourner en rond, refaire les mêmes gestes, reproduire les mêmes attitudes sans jamais avancer. Il existe une autre manière de répéter qui consiste à « sauter », « faire le saut », dans une acception kierkegaardienne. Cette fois, « faire la répétition » n’est plus « revenir au même » mais « faire la différence ».
Notre recherche vise à nous libérer des « figures de la représentation » : similarité, ressemblance, identité. Nous tentons d’accompagner « la différence en train de se faire » au sein de l’individu. Interpréter le texte va consister non seulement à montrer l’écart entre l’actrice et le rôle mais plus profondément à explorer une différence interne de l’actrice par rapport à elle-même.
Nous devons d’abord distinguer une distribution qui implique un partage du distribué : il s’agit de répartir le distribué comme tel. (…) Un tel type de distribution procède par déterminations fixes et proportionnelles, assimilables à des « propriétés » ou des territoires limités dans la représentation. (…) Tout autre est une distribution qu’il faut appeler nomadique, un nomos nomade, sans propriété, enclos ni mesure. Là il n’y a plus partage d’un distribué, mais plutôt répartition de ceux qui se distribuent dans un espace ouvert illimité, du moins sans limites précises. Rien ne revient ni n’appartient à personne, mais toutes les personnes sont disposées çà et là, de manière à couvrir le plus d’espace possible.
L’idée d’une distribution nomade s’inscrit dans une critique de la notion de « partage ». Au lieu de concevoir la différence entre les étants ou entre les concepts en vertu d’un partage préalable de l’être, Deleuze propose de concevoir un plan d’immanence où les différences se distribuent comme des animaux paissent « çà et là » dans un territoire nomade sans limite, sans propriété ni découpage antérieur.
C’est dans les individuations que la différence se fait. Deleuze n’emploie pas le mot « distribution » dans un contexte théâtral mais il n’est pas inintéressant de remarquer que, dans le vocabulaire théâtral, ce terme désigne habituellement un partage. La distribution théâtrale, s’associe en effet à une idée de partition, de répartition du texte à un groupe d’acteurs ou de « partage des voix » dans un texte, selon la formule de Jean-Luc Nancy.
Ce partage est opéré dans un premier temps par la figure de l’auteur dramatique ; dissimulé sous la multiplicité des personnages, l’auteur partage sa propre voix entre ces différentes voix. Tel personnage sera Angélique, tel autre, Lisette, etc. A travers tous les personnages, ce n’est pas la différence mais la figure de l’auteur dramatique qui s’impose, responsable, identique à lui-même, respectable, dans la pleine possession de ses moyens, tel Ulysse, un bon père d’une autorité sereine.
Distribution désigne aussi un partage opéré dans un second temps par le metteur en scène : temps de l’actualisation du drame dans le présent de la scène : toi, tu joueras Angélique, toi, tu joueras Lisette, toi, Merlin, etc. Dès lors la troupe d’acteurs doit tenter de se rendre le plus fidèle possible à ce double partage préalable opéré par l’auteur puis par le metteur en scène. Les acteurs essaieront de correspondre au rôle qui leur a été attribué comme on s’efforce de ressembler au modèle du père. Cette fois, c’est la fidélité au texte ou au choix du metteur en scène qui s’impose, fidélité à un principe d’auto-sélection qui fait que tout revient fatalement au même. C’est la ressemblance au modèle qui sert de critère et non la différence.
Par distribution nomade, on entend une troisième voie qui viserait à produire la différence en dehors d’un partage préalable. C’est la voie du devenir, de la répétition, du jeu. Il ne s’agit plus d’être fidèle ni au texte ni au metteur en scène ni à soi-même. Jouer consistera à explorer la fêlure, le processus qui fait entrer dans des devenirs, l’écart qui destitue les principes d’identité, de ressemblance, de correspondance ou d’adéquation à soi-même.
La petite et la grande distribution figure dans les sélections de textes de comités de lecture comme Aneth (Aux nouvelles écritures théâtrales) et A mots découverts.